Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 38
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Mais le lendemain, le plus futile pretexte amenait une querelle, et l'amour epouvante s'enfuyait encore pour longtemps.
A la fin, cependant, Rodolphe s'apercut que, s'il n'y prenait garde, les mains blanches de Mademoiselle Mimi l'achemineraient a un abime ou il laisserait son avenir et sa jeunesse. Un instant la raison austere parla en lui plus fort que l'amour, et il se convainquit par de beaux raisonnements appuyes de preuves que sa maitresse ne l'aimait pas. Il alla jusqu'a se dire que les heures de tendresse qu'elle lui accordait n'etaient qu'un caprice de sens pareil a ceux que les femmes mariees eprouvent pour leurs maris lorsqu'elles ont la fievre d'un cachemire, d'une robe nouvelle, ou que leur amant se trouve eloigne d'elles, ce qui fait pendant au proverbe: «quand on n'a point de pain blanc on se contente de pain bis.» Bref, Rodolphe pouvait tout pardonner a sa maitresse, excepte de n'etre point aime. Il prit donc un parti supreme et annonca a Mademoiselle Mimi qu'elle eut a chercher un autre amant. Mimi se mit a rire et fit des bravades. A la fin, voyant que Rodolphe tenait bon dans sa resolution, et l'accueillait avec beaucoup de tranquillite lorsqu'elle rentrait a la maison apres une nuit et un jour passes au dehors, elle commenca a s'inquieter un peu devant cette fermete a laquelle elle n'etait point habituee. Elle fut alors charmante pendant deux ou trois jours. Mais son amant ne revenait point sur ce qu'il avait dit, et se contentait de lui demander si elle avait trouve quelqu'un.
– Je n'ai seulement pas cherche, repondait-elle. Cependant elle avait cherche, et meme avant que Rodolphe lui en eut donne le conseil. En quinze jours elle avait fait deux tentatives. Une de ses amies l'avait aidee et lui avait d'abord menage la connaissance d'un jeune jouvenceau qui avait fait briller aux yeux de Mimi un horizon de cachemires de l'Inde et de mobiliers en palissandre. Mais, de l'avis de Mimi elle-meme, ce jeune lyceen, qui pouvait etre tres-fort en algebre, n'etait pas un tres-grand clerc en amour; et comme Mimi n'aimait point a faire les educations, elle planta la son amoureux novice avec ses cachemires, qui broutaient encore les prairies du Tibet, et ses mobiliers de palissandre, encore en feuilles dans les forets du nouveau-monde.
Le lyceen ne tarda pas a etre remplace par un gentilhomme breton, dont Mimi s'etait rapidement affolee, et elle n'eut point besoin de prier longtemps pour devenir comtesse.
Malgre les protestations de sa maitresse, Rodolphe eut vent de quelque intrigue; il voulut savoir au juste ou il en etait, et un matin, apres une nuit ou Mademoiselle Mimi n'etait point rentree, il courut a l'endroit ou il la soupconnait etre, et la il put a loisir s'enfoncer en plein c?ur une de ces preuves auxquelles il faut croire quand meme. Les yeux bordes d'une aureole de volupte, il vit Mademoiselle Mimi sortir du manoir ou elle s'etait fait anoblir, pendue au bras de son nouveau maitre et seigneur, lequel, il faut le dire, paraissait beaucoup moins fier de sa nouvelle conquete que ne le fut Paris, le beau berger grec, apres l'enlevement de la belle Helene.
En voyant arriver son amant, Mademoiselle Mimi parut un peu surprise. Elle s'approcha de lui, et pendant cinq minutes ils s'entretinrent fort tranquillement. Ils se separerent ensuite pour aller chacun de son cote. Leur rupture etait resolue.
Rodolphe rentra chez lui et passa la journee a disposer en paquets tous les objets qui appartenaient a sa maitresse.
Durant la journee qui suivit le divorce avec sa maitresse, Rodolphe recut la visite de plusieurs de ses amis, et leur annonca tout ce qui s'etait passe. Tout le monde le complimenta de cet evenement comme d'un grand bonheur.
– Nous vous aiderons, o mon poete, lui disait un de ceux-la qui avaient ete le plus souvent temoins des miseres que Mademoiselle Mimi faisait endurer a Rodolphe, nous vous aiderons a retirer votre c?ur des mains d'une mechante creature. Et avant peu, vous serez gueri et tout pret a courir avec une autre Mimi les verts chemins d'Aulnay et de Fontenay-Aux-Roses.
Rodolphe jura que c'en etait a jamais fini avec les regrets et le desespoir. Il se laissa meme entrainer au bal Mabille, ou sa tenue delabree representait fort mal l'Echarpe d'Iris qui lui procurait ses entrees dans ce beau jardin de l'elegance et du plaisir. La, Rodolphe rencontra de nouveaux amis avec qui il se mit a boire. Il leur raconta son malheur avec un luxe inoui de style bizarre, et, pendant une heure, il fut etourdissant de verve et d'entrain.
– Helas! Helas! disait le peintre Marcel en ecoutant la pluie d'ironie qui tombait des levres de son ami, Rodolphe est trop gai, beaucoup trop!
– Il est charmant! repondit une jeune femme a qui Rodolphe venait d'offrir un bouquet; et, quoiqu'il soit bien mal mis, je me compromettrais volontiers a danser avec lui s'il voulait m'inviter.
Deux secondes apres, Rodolphe, qui avait entendu, etait a ses pieds, enveloppant son invitation dans un discours aromatise de tout le musc et de tout le benjoin d'une galanterie a 80 degres Richelieu. La dame demeura confondue devant ce langage paillete d'adjectifs eblouissants et de phrases contournees et regence au point de faire rougir le talon des souliers de Rodolphe, qui n'avait jamais ete si gentilhomme vieux-sevres. L'invitation fut acceptee.
Rodolphe ignorait les premiers elements de la danse a l'egal de la regle de trois. Mais il etait mu par une audace extraordinaire, il n'hesita point a partir, et improvisa une danse inconnue a toutes les choregraphies passees. C'etait un pas qu'on appelle le pas des regrets et soupirs , et dont l'originalite obtint un incroyable succes. Les trois mille becs de gaz avaient beau lui tirer la langue, comme pour se moquer de lui, Rodolphe allait toujours, et jetait sans relache, a la figure de sa danseuse, des poignees de madrigaux entierement inedits.
– Helas! disait le peintre Marcel, cela est incroyable, Rodolphe me fait l'effet d'un homme ivre qui se roule sur des verres casses.
– En attendant, il a fait une femme superbe, dit un autre en voyant Rodolphe s'enfuir avec sa danseuse.
– Tu ne nous dis pas adieu, lui cria Marcel.
Rodolphe revint pres de l'artiste et lui tendit la main. Cette main etait froide et humide comme une pierre mouillee.
La compagne de Rodolphe etait une robuste fille de Normandie, riche et abondante nature dont la rusticite native s'etait promptement aristocratisee au milieu des elegances du luxe parisien et d'une vie oisive. Elle s'appelait quelque chose comme Madame Seraphine, et etait pour le present la maitresse d'un rhumatisme, pair de France, qui lui donnait 50 louis par mois, qu'elle partageait avec un gentilhomme de comptoir qui ne lui donnait que des coups. Rodolphe lui avait plu, elle espera qu'il ne lui donnerait rien, elle l'emmena chez elle.
– Lucile, dit-elle a sa femme de chambre, je n'y suis pour personne. Et, apres avoir passe dans sa chambre, elle revint au bout de cinq minutes, revetue d'un costume special. Elle trouva Rodolphe immobile et muet, car depuis son entree il s'etait malgre lui enfonce dans des tenebres plein de sanglots silencieux.
– Vous ne me regardez plus, tu ne me parles pas, dit Seraphine etonnee.
– Allons, se dit Rodolphe en relevant la tete, regardons-la, mais pour l'art seulement!
Et quel spectacle, alors, vint s'offrir a ses yeux!
comme dit Raoul dans les Huguenots .
Seraphine etait admirablement belle. Ces formes splendides, habilement mises en valeur par la coupe de son vetement, s'accusaient pleines de provocations sous la demi-transparence du tissu. Toutes les imperieuses fievres du desir se reveillerent dans les veines de Rodolphe. Un chaud brouillard lui monta au cerveau. Il regarda Seraphine autrement que pour l'amour de l'esthetique, et il prit dans ses mains celles de la belle fille. C'etaient des mains sublimes et qu'on eut dites sculptees par les plus purs ciseaux de la statuaire grecque. Rodolphe sentit ces admirables mains trembler dans les siennes; et, de moins en moins critique d'art, il attira pres de lui Seraphine, dont le visage se colorait deja de cette rougeur qui est l'aurore de la volupte.
– Cette creature est un veritable instrument de plaisir un vrai stradivarius d'amour, et dont je jouerais volontiers un air, pensa Rodolphe, en entendant d'une maniere tres-distincte le c?ur de la belle battre une charge precipitee.
En ce moment un coup de sonnette violent retentit a la porte de l'appartement.
– Lucile, Lucile, cria Seraphine a la femme de chambre, n'ouvrez pas; dites que je ne suis pas rentree.
A ce nom de Lucile, deux fois prononce, Rodolphe se leva.
– Je ne veux vous gener en aucune facon, madame, dit-il. D'ailleurs, il faut que je me retire, il est tard et je demeure tres-loin. Bonsoir.
– Comment! Vous partez? s'ecria Seraphine en redoublant les eclairs de son regard. Pourquoi, pourquoi partez-vous? Je suis libre, vous pouvez rester.
– Impossible, repondit Rodolphe. J'attends ce soir un de mes parents qui arrive de la terre de feu, et il me desheriterait s'il ne me trouvait pas chez moi pour lui faire accueil. Bonsoir, madame!
Et il sortit avec precipitation. La servante alla l'eclairer, Rodolphe leva par megarde les yeux sur elle. C'etait une jeune femme frele, a la demarche lente; son visage tres-pale faisait une charmante antithese avec sa chevelure noire ondee naturellement, et ses yeux bleus semblaient deux etoiles malades.
– O fantome! s'ecria Rodolphe en se reculant devant celle qui portait le nom et le visage de sa maitresse.
Arriere! Que me veux-tu? Et il descendit l'escalier a la hate.
– Mais, madame, dit la cameriste en rentrant chez sa maitresse, il est fou, ce jeune homme!
– Dis donc qu'il est bete, repondit Seraphine exasperee.
Oh! ajouta-t-elle, ca m'apprendra a etre bonne. Si cet imbecile de Leon avait au moins l'esprit de venir a present!
Leon etait le gentilhomme dont la tendresse portait une cravache.
Rodolphe courut chez lui tout d'une haleine. En montant l'escalier, il trouva son chat ecarlate qui poussait des gemissements plaintifs. Il y avait deux nuits deja qu'il appelait ainsi vainement son amante infidele, une Manon Lescaut angora, partie en campagne galante sur les toits d'alentour. Pauvre bete, dit Rodolphe, toi aussi on t'a trompe; ta Mimi t'a fait des traits comme la mienne. Bast! Consolons-nous. Vois-tu, ma pauvre bete, le c?ur des femmes et des chattes est un abime que les hommes et les chats ne pourront jamais sonder.
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