Catherine et le temps d'aimer - Бенцони Жюльетта - Страница 58
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— Cet homme, tu l'as vu ? demanda Catherine.
— Une fois ! Il est beau, viril, hautain et silencieux. Dans une certaine mesure, il ressemble a Zobeida ; c'est, comme elle, une bete de proie, un fauve !... Ah ! Leurs amours ne doivent manquer ni de violence ni de passion et leurs caresses...
C'etait plus que Catherine ne pouvait endurer.
— Tais-toi ! cria-t-elle. Je t'ordonne de te taire !...
Surprise par la soudaine violence de cette docile
cliente, Fatima s'arreta et la considera un instant d'un air perplexe tout en essuyant machinalement ses mains huileuses au pagne de coton qui drapait ses hanches. La jeune femme avait laisse tomber sa tete dans ses bras pour cacher les larmes qui montaient. Soudain, un lent sourire vint eclairer la face lunaire de la negresse. Il lui sembla qu'elle comprenait la raison du subit desespoir de sa patiente... Elle se pencha sur le corps etendu apres s'etre assuree que personne ne pouvait l'entendre.
— Je devine pourquoi tu te desoles, Lumiere de l'Aurore, il t'est penible d'evoquer le bel amant de Zobeida alors que tu es seulement destinee a recevoir les caresses d'un homme debile et deja age. Et, selon moi, tu as raison car ta beaute merite meilleur destin que le lit d'un medecin... Mais console-toi, ma belle, il se peut que tu trouves mieux...
Catherine releva un visage rougi et marbre de larmes.
— Que veux-tu dire ?
— Rien. Je m'entends ! Il est trop tot pour parler de ca ! Regarde dans quel etat tu as mis ton visage, petite sotte ! Laisse-moi faire...
Quand venait la nuit, les terrasses des maisons de Grenade se transformaient en d'etranges jardins vaporeux. Toutes les femmes, dans leurs voiles tendres ou fonces, scintillants de paillettes ou attenuant l'eclat des gemmes a moins qu'ils n'aient d'autre richesse que leur fraicheur, se reunissaient sur leurs toits respectifs pour respirer la douceur de l'air du soir, manger des sucreries ou echanger des potins d'une terrasse a l'antre. Et il n'etait pas jusqu'a la plus modeste servante qui n'eut permission d'aller, elle aussi, prendre le frais. Les hommes, eux, preferaient se rendre sur les places pour parler, ecouter les conteurs ou admirer les tours des baladins, a moins que la secte musulmane a laquelle ils appartenaient ne leur permit de frequenter l'un de ces cabarets en plein air, installes souvent dans des jardins ou ils pouvaient se rejouir, boire du vin et regarder evoluer des danseuses.
Catherine, ce soir-la, tandis que Fatima l'installait au milieu d'un flot de coussins de soie, sous le ciel nocturne, avait la curieuse sensation d'avoir change de peau. D'abord parce qu'elle eprouvait un bien-etre extraordinaire et se sentait a la fois legere et detendue, ensuite parce que le nouveau visage que lui avait donne Fatima lui semblait a la fois etrange et attirant. Elle avait paresse, durant au moins une heure, dans une grande piscine remplie d'eau tiede tandis qu'une esclave, accroupie sur le bord, lui tendait des fruits qu'elle lui epluchait. Ensuite, avant de la rhabiller avec d'etranges vetements, on l'avait maquillee. Ses dents avaient ete frottees avec une pate speciale, ses levres teintes d'un beau rouge tandis que ses yeux, ombres de khol, semblaient assez longs pour rejoindre la racine de ses cheveux.
Ses ongles, peints, brillaient comme autant de gemmes roses et elle se sentait merveilleusement a l'aise dans son nouveau costume : amples pantalons de mousseline rose rattaches aux hanches par une lourde ceinture d'orfevrerie et laissant nus la taille et le ventre assorti d'une brassiere a manches courtes, de satin rose. Sur sa tete, une petite calotte ronde retenait l'immense voile rose dont elle avait du s'envelopper pour paraitre sur le toit.
Un long moment Fatima et son unique cliente - Catherine avait appris que, tant qu'elle y serait en traitement, le hammam serait ferme pour toute autre, folle munificence d'Abou qui avait fortement impressionne la grosse baigneuse demeurerent sans parler. La nuit etait exceptionnellement douce, parfumee de jasmin et d'oranger. De la terrasse, le spectacle de la ville, dont les ruelles et les bazars encore ouverts s'eclairaient d'une multitude de lampes a huile, etait feerique et inattendu pour une femme habituee aux villes noires de l'Occident, a leurs rues que le couvre-feu transformait en coupe-gorge, Catherine demeura longtemps fascinee par lui. Une musique etrange, lancinante et grele qui devait venir de quelque cabaret s'elevait jusqu'a la jeune femme, luttant avec le grondement doux du torrent voisin.
Mais, bientot, le regard de Catherine abandonna la ville pour gagner l'enorme masse du palais qui dominait de haut la maison de Fatima.
Celle-ci s'elevait au bord du Darro, au debouche du ravin qu'il creusait entre le promontoire d'Al Hamra et les coteaux de l'Albaicin et de l'Alcazaba Kadima. A cent cinquante metres au-des- sus d'elle, les profonds creneaux du palais se decoupaient sur le velours sombre du ciel. La, aucune lumiere, aucun signe de vie, sinon le pas ferre des invisibles sentinelles. Catherine crut deviner une menace dans ces murailles muettes. Elles semblaient la defier de leur arracher leur captif...
Les yeux de la jeune femme demeurerent si longtemps rives a l'inquietant escarpement que Fatima remarqua, au bout d'un moment :
— On dirait que le palais t'attire, Lumiere de l'Aurore ? A quoi reves-tu quand tu le regardes ?
Audacieusement, Catherine repondit :
— A l'amant de la princesse. Au beau captif franc... Je suis du meme pays que lui, tu le sais. Il est normal que je m'interesse a lui.
La main grasse de Fatima s'abattit vivement sur sa bouche qu'elle ferma. Dans l'ombre, Catherine vit rouler de terreur les yeux blancs de l'Ethiopienne.
— Es-tu deja lasse de la vie ? chuchota-t-elle. Si c'est le cas, il vaut mieux que je te renvoie tout de suite a ton maitre car les terrasses voisines sont bien proches et j'apercois le voile safran d'Aicha, l'epouse du riche marchand d'epices, et la plus mauvaise langue de la ville. Je suis vieille deja et laide, mais j'aime tout de meme encore respirer l'odeur des roses et manger du nougat noir.
— Pourquoi est-ce dangereux de parler comme je l'ai fait?
Parce que l'homme auquel tu as fait allusion est le seul, dans tout Grenade, auquel aucune femme de la ville n'ait le droit de penser, meme en reve si elle reve tout haut. Les bourreaux de Zobeida sont des captifs mongols que lui a envoyes en hommage le sultan ottoman Mourad. Ils savent, sans amener la mort, faire durer une agonie des jours et des jours et il vaut mieux encourir la colere du Calife en personne plutot que la jalousie de Zobeida. La sultane favorite, ellememe, l'eblouissante Amina, ne s'y risquerait pas. Zobeida la hait deja bien suffisamment. C'est d'ailleurs pour cela qu'elle reside rarement en Al Hamra.
— Ou habite-t-elle donc ?
Le doigt gras de Fatima designa, au sud de la cite, les sveltes pavillons et les toits verts d'un grand batiment isole, hors des murs, qui paraissait jaillir d'un vaste jardin dont les frondaisons se miraient dans une riviere scintillante.
— C'est l'Alcazar Genil, le palais prive des sultanes. Il est facile a garder et Amina s'y sent plus en securite. Les sultanes l'ont rarement habite, mais Amina sait ce que pese la haine de sa belle-s?ur. Certes, Muhammad l'aime, mais c'est un poete en meme temps qu'un guerrier et il a toujours eu pour Zobeida un faible dont la sultane se mefie.
— Si la princesse obtenait sa tete, observa Catherine, je n'ai pas l'impression que ce palais pourrait la defendre longtemps.
— Plus que tu ne crois. Car il y a aussi cela...
Son doigt designait non loin de la Medersa une sorte de forteresse, herissee de creneaux et illuminee par de nombreux pots a feu, qui semblait garder la porte sud de la ville et donnait une redoutable impression de puissance.
— C'est la demeure de Mansour ben Zegris. Il est le cousin d'Amina, dont il a toujours ete epris, et sans doute l'homme le plus riche de la ville. Les Zegris et les Banu Saradj1 sont les deux familles les plus puissantes de Grenade et, bien entendu, elles sont rivales.
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