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Les Essais – Livre III - Montaigne Michel de - Страница 37


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Je ne suis pas philosophe. Les maux me foullent selon qu'ils poisent: et poisent selon la forme, comme selon la matiere: et souvent plus. J'y ay plus de perspicacite que le vulgaire, si j'y ay plus de patience. En fin s'ils ne me blessent, ils me poisent. C'est chose tendre que la vie, et aysee a troubler. Depuis que j'ay le visage tourne vers le chagrin, nemo enim resistit sibi cum ceperit impelli, pour sotte cause qui m'y ayt porte: j'irrite l'humeur de ce coste la: qui se nourrit apres, et s'exaspere, de son propre branle, attirant et ammoncellant une matiere sur autre, dequoy se paistre.

Stillicidii casus lapidem cavat :

Ces ordinaires goutieres me mangent, et m'ulcerent. Les inconvenients ordinaires ne sont jamais legers. Ils sont continuels et irreparables, quand ils naissent des membres du mesnage, continuels et inseparables.

Quand je considere mes affaires de loing, et en gros: je trouve, soit pour n'en avoir la memoire gueres exacte, qu'ils sont allez jusques a cette heure, en prosperant, outre mes contes et mes raisons. J'en retire ce me semble plus, qu'il n'y en a: leur bon heur me trahit. Mais suis-je au dedans de la besongne, voy-je marcher toutes ces parcelles?

Tum vero in curas animum diducimus omnes :

mille choses m'y donnent a desirer et craindre. De les abandonner du tout, il m'est tres-facile: de m'y prendre sans m'en peiner, tresdifficile. C'est pitie, d'estre en lieu ou tout ce que vous voyez, vous embesongne, et vous concerne. Et me semble jouyr plus gayement les plaisirs d'une maison estrangere, et y apporter le goust plus libre et pur. Diogenes respondit selon moy, a celuy qui luy demanda quelle sorte de vin il trouvoit le meilleur: L'estranger, feit il.

Mon pere aymoit a bastir Montaigne, ou il estoit nay: et en toute cette police d'affaires domestiques, j'ayme a me servir de son exemple, et de ses reigles; et y attacheray mes successeurs autant que je pourray. Si je pouvois mieux pour luy, je le feroys. Je me glorifie que sa volonte s'exerce encores, et agisse par moy. Ja Dieu ne permette que je laisse faillir entre mes mains, aucune image de vie, que je puisse rendre a un si bon pere. Ce que je me suis mesle d'achever quelque vieux pan de mur, et de renger quelque piece de bastiment mal dole, c'a este certes, regardant plus a son intention, qu'a mon contentement. Et accuse ma faineance, de n'avoir passe outre, a parfaire les commencements qu'il a laissez en sa maison: d'autant plus, que je suis en grands termes d'en estre le dernier possesseur de ma race, et d'y porter la derniere main. Car quant a mon application particuliere, ny ce plaisir de bastir, qu'on dit estre si attrayant, ny la chasse, ny les jardins, ny ces autres plaisirs de la vie retiree, ne me peuvent beaucoup amuser. C'est chose dequoy je me veux mal, comme de toutes autres opinions qui me sont incommodes. Je ne me soucie pas tant de les avoir vigoureuses et doctes, comme je me soucie de les avoir aisees et commodes a la vie. Elles sont bien assez vrayes et saines, si elles sont utiles et aggreables.

Ceux qui m'oyans dire mon insuffisance aux occupations du mesnage, me viennent souffler aux oreilles que c'est desdaing, et que je laisse de scavoir les instrumens du labourage, ses saisons, son ordre, comment on fait mes vins, comme on ente, et de scavoir le nom et la forme des herbes et des fruicts, et l'apprest des viandes, dequoy je vis: le nom et prix des estoffes, de quoy je m'abille, pour avoir a coeur quelque plus haute science, ils me font mourir. Cela, c'est sottise: et plustost bestise, que gloire: Je m'aymerois mieux bon escuyer, que bon logicien.

Quin tu aliquid saltem potius quorum indiget usus,

Viminibus mollique paras detexere junco?

Nous empeschons noz pensees du general, et des causes et conduittes universelles: qui se conduisent tresbien sans nous: et laissons en arriere nostre faict: et Michel, qui nous touche encore de plus pres que l'homme. Or j'arreste bien chez moy le plus ordinairement: mais je voudrois m'y plaire plus qu'ailleurs.

Sit me? sedes utinam senect?,

Sit modus lasso maris, et viarum,

Militi?que .

Je ne scay si j'en viendray a bout. Je voudrois qu'au lieu de quelque autre piece de sa succession, m'on pere m'eust resigne cette passionnee amour, qu'en ses vieux ans il portoit a son mesnage. Il estoit bien heureux, de ramener ses desirs, a sa fortune, et de se scavoir plaire de ce qu'il avoit. La philosophie politique aura bel accuser la bassesse et sterilite de mon occupation, si j'en puis une fois prendre le goust, comme luy. Je suis de cet avis, que la plus honorable vacation, est de servir au publiq, et estre utile a beaucoup. Fructus enim ingenii et virtutis, omnisque pr?stanti? tum maximus accipitur, quum in proximum quemque confertur . Pour mon regard je m'en despars: Partie par conscience: (car par ou je vois le poix qui touche telles vacations, je vois aussi le peu de moyen que j'ay d'y fournir: et Platon maistre ouvrier en tout gouvernement politique, ne laissa de s'en abstenir) partie par poltronerie. Je me contente de jouir le monde, sans m'en empresser: de vivre une vie, seulement excusable: et qui seulement ne poise, ny a moy, ny a autruy.

Jamais homme ne se laissa aller plus plainement et plus laschement, au soing et gouvernement d'un tiers, que je ferois, si j'avois a qui. L'un de mes souhaits pour cette heure, ce seroit de trouver un gendre, qui sceust appaster commodement mes vieux ans, et les endormir: entre les mains de qui je deposasse en toute souverainete, la conduite et usage de mes biens: qu'il en fist ce que j'en fais, et gaignast sur moy ce que j'y gaigne: pourveu qu'il y apportast un courage vrayement recognoissant, et amy. Mais quoy? nous vivons en un monde, ou la loyaute des propres enfans est incognue.

Qui a la garde de ma bourse en voyage, il l'a pure et sans contreroolle: aussi bien me tromperoit il en comptant. Et si ce n'est un diable, je l'oblige a bien faire, par une si abandonnee confiance. Multi fallere docuerunt, dum timent falli, et aliis jus peccandi suspicando fecerunt . La plus commune seurete, que je prens de mes gens, c'est la mescognoissance: Je ne presume les vices qu'apres que je les ay veuz: et m'en fie plus aux jeunes, que j'estime moins gastez par mauvais exemple. J'oy plus volontiers dire, au bout de deux mois, que j'ay despandu quatre cens escus, que d'avoir les oreilles battues tous les soirs, de trois, cinq, sept. Si ay-je este desrobe aussi peu qu'un autre de cette sorte de larrecin: Il est vray, que je preste la main a l'ignorance: Je nourris a escient, aucunement trouble et incertaine la science de mon argent: Jusques a certaine mesure, je suis content, d'en pouvoir doubter. Il faut laisser un peu de place a la desloyaute, ou imprudence de vostre valet: S'il nous en reste en gros, dequoy faire nostre effect, cet excez de la liberalite de la fortune, laissons le un peu plus courre a sa mercy: La portion du glanneur. Apres tout, je ne prise pas tant la foy de mes gents, comme je mesprise leur injure. O le vilain et sot estude, d'estudier son argent, se plaire a le manier et recomter! c'est par la, que l'avarice faict ses approches.

Depuis dix-huict ans, que je gouverne des biens, je n'ay sceu gaigner sur moy, de voir, ny tiltres, ny mes principaux affaires, qui ont necessairement a passer par ma science, et par mon soing. Ce n'est pas un mespris philosophique, des choses transitoires et mondaines: je n'ay pas le goust si espure, et les prise pour le moins ce qu'elles valent: mais certes c'est paresse et negligence inexcusable et puerile. Que ne feroy je plustost que de lire un contract? Et plustost, que d'aller secouant ces paperasses poudreuses, serf de mes negoces? ou encore pis, de ceux d'autruy, comme font tant de gents a prix d'argent. Je n'ay rien cher que le soucy et la peine: et ne cherche qu'a m'anonchalir et avachir.

J'estoy, ce croi-je, plus propre, a vivre de la fortune d'autruy, s'il se pouvoit, sans obligation et sans servitude. Et si ne scay, a l'examiner de pres; si selon mon humeur et mon sort, ce que 'iay a souffrir des affaires, et des serviteurs, et des domestiques, n'a point plus d'abjection, d'importunite, et d'aigreur, que n'auroit la suitte d'un homme, nay plus grand que moy, qui me guidast un peu a mon aise. Servitus obedientia est fracti animi et abjecti, arbitrio carentis suo : Crates fit pis, qui se jetta en la franchise de la pauvrete, pour se deffaire des indignitez et cures de la maison. Cela ne ferois-je pas: Je hay la pauvrete a pair de la douleur: mais ouy bien, changer cette sorte de vie, a une autre moins brave, et moins affaireuse.

Absent, je me despouille de tous tels pensemens: et sentirois moins lors la ruyne d'une tour, que je ne fais present, la cheute d'une ardoyse. Mon ame se demesle bien ayseement a part, mais en presence, elle souffre, comme celle d'un vigneron. Une rene de travers a mon cheval, un bout d'estriviere qui batte ma jambe, me tiendront tout un jour en eschec. J'esleve assez mon courage a l'encontre des inconveniens, les yeux, je ne puis.

Sensus o superi sensus!

Je suis chez moy, respondant de tout ce qui va mal. Peu de maistres, je parle de ceux de moyenne condition, comme est la mienne: et s'il en est, ils sont plus heureux: se peuvent tant reposer, sur un second, qu'il ne leur reste bonne part de la charge. Cela oste volontiers quelque chose de ma facon, au traittement des survenants: et en ay peu arrester quelcun par adventure plus par ma cuisine, que par ma grace: comme font les fascheux: et oste beaucoup du plaisir que je devrois prendre chez moy, de la visitation et assemblees de mes amys. La plus sotte contenance d'un gentil-homme en sa maison, c'est de le voir empesche du train de sa police; parler a l'oreille d'un valet, en menacer un autre des yeux. Elle doit couler insensiblement, et representer un cours ordinaire. Et treuve laid, qu'on entretienne ses hostes, du traictement qu'on leur fait, autant a l'excuser qu'a le vanter. J'ayme l'ordre et la nettete,

et cantharus et lanx,

Ostendunt mihi me ,

au prix de l'abondance: et regarde chez moy exactement a la necessite, peu a la parade. Si un valet se bat chez autruy, si un plat se verse, vous n'en faites que rire: vous dormez ce pendant que monsieur renge avec son maistre d'hostel, son faict, pour vostre traictement du lendemain.

J'en parle selon moy: Ne laissant pas en general d'estimer, combien c'est un doux amusement a certaines natures, qu'un mesnage paisible, prospere, conduict par un ordre regle. Et ne voulant attacher a la chose, mes propres erreurs et inconvenients. Ny desdire Platon, qui estime la plus heureuse occupation a chascun, faire ses particuliers affaires sans injustice.

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