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Les Essais – Livre I - Montaigne Michel de - Страница 41


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Verbaque prævisam rem non invita sequentur.

Et comme disoit celuy-là, aussi poëtiquement en sa prose, cum res animum occupavere, verba ambiunt . Et cet autre: ipsæ res verba rapiunt . Il ne sçait pas ablatif, conjunctif, substantif, ny la grammaire; ne faict pas son laquais, ou une harangere de Petit pont: et si vous entretiendront tout vostre soul, si vous en avez envie, et se desferreront aussi peu, à l'adventure, aux regles de leur langage, que le meilleur maistre és arts de France. Il ne sçait pas la rhetorique, ny pour avant-jeu capter la benevolence du candide lecteur, ny ne luy chaut de le sçavoir. De vray, toute cette belle peinture s'efface aisément par le lustre d'une verité simple et naifve.

Ces gentilesses ne servent que pour amuser le vulgaire, incapable de prendre la viande plus massive et plus ferme; comme Afer montre bien clairement chez Tacitus. Les Ambassadeurs de Samos estoyent venus à Cleomenes Roy de Sparte, preparez d'une belle et longue oraison, pour l'esmouvoir à la guerre contre le tyran Polycrates: apres qu'il les eut bien laissez dire, il leur respondit: Quant à vostre commencement, et exorde, il ne m'en souvient plus, ny par consequent du milieu; et quant à vostre conclusion, je n'en veux rien faire. Voila une belle responce, ce me semble, et des harangueurs bien camus.

Et quoy cet autre? Les Atheniens estoient à choisir de deux architectes, à conduire une grande fabrique; le premier plus affeté, se presenta avec un beau discours premedité sur le subject de cette besongne, et tiroit le jugement du peuple à sa faveur: mais l'autre en trois mots: Seigneurs Atheniens ce que cettuy a dict, je le feray.

Au fort de l'eloquence de Cicero, plusieurs en entroient en admiration, mais Caton n'en faisant que rire: Nous avons, disoit-il, un plaisant Consul. Aille devant ou apres: une utile sentence, un beau traict est tousjours de saison. S'il n'est pas bien à ce qui va devant, ny à ce qui vient apres, il est bien en soy. Je ne suis pas de ceux qui pensent la bonne rythme faire le bon poëme: laissez luy allonger une courte syllabe s'il veut, pour cela non force; si les inventions y rient, si l'esprit et le jugement y ont bien faict leur office: voyla un bon poëte, diray-je, mais un mauvais versificateur,

Emunctæ naris, durus componere versus.

Qu'on face, dit Horace, perdre à son ouvrage toutes ses coustures et mesures,

Tempora certa modosque, et quod prius ordine verbum est,

Posterius facias, præponens ultima primis,

Invenias etiam disjecti membra poetæ,

il ne se dementira point pour cela: les pieces mesmes en seront belles. C'est ce que respondit Menander, comme on le tensast, approchant le jour, auquel il avoit promis une comedie, dequoy il n'y avoit encore mis la main: Elle est composée et preste, il ne reste qu'à y adjouster les vers. Ayant les choses et la matiere disposée en l'ame, il mettoit en peu de compte le demeurant. Depuis que Ronsard et du Bellay ont donné credit à nostre poësie Françoise, je ne vois si petit apprenti, qui n'enfle des mots, qui ne renge les cadences à peu pres, comme eux. Plus sonat quàm valet . Pour le vulgaire, il ne fut jamais tant de poëtes: Mais comme il leur a esté bien aisé de representer leurs rythmes, ils demeurent bien aussi court à imiter les riches descriptions de l'un, et les delicates inventions de l'autre.

Voire mais que fera-il, si on le presse de la subtilité sophistique de quelque syllogisme? Le jambon fait boire, le boire desaltere, parquoi le jambon desaltere. Qu'il s'en mocque. Il est plus subtil de s'en mocquer, que d'y respondre.

Qu'il emprunte d'Aristippus cette plaisante contrefinesse: Pourquoy le deslieray-je, puis que tout lié il m'empesche? Quelqu'un proposoit contre Cleanthes des finesses dialectiques: à qui Chrysippus dit, Jouë toy de ces battelages avec les enfans, et ne destourne à cela les pensées serieuses d'un homme d'aage. Si ces sottes arguties, contorta et aculeata sophismata , luy doivent persuader une mensonge, cela est dangereux: mais si elles demeurent sans effect, et ne l'esmeuvent qu'à rire, je ne voy pas pourquoy il s'en doive donner garde. Il en est de si sots, qu'ils se destournent de leur voye un quart de lieuë, pour courir apres un beau mot: aut qui non verba rebus aptat, sed res extrinsecus arcessunt, quibus verba conveniant . Et l'autre: Sunt qui alicujus verbi decore placentis vocentur ad id quod non proposuerant scribere . Je tors bien plus volontiers une belle sentence, pour la coudre sur moy, que je ne destors mon fil, pour l'aller querir. Au rebours, c'est aux paroles à servir et à suivre, et que le Gascon y arrive, si le François n'y peut aller. Je veux que les choses surmontent, et qu'elles remplissent de façon l'imagination de celuy qui escoute, qu'il n'aye aucune souvenance des mots. Le parler que j'ayme, c'est un parler simple et naif, tel sur le papier qu'à la bouche: un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant delicat et peigné, comme vehement et brusque.

Hæc demum sapiet dictio, quæ feriet.

Plustost difficile qu'ennuieux, esloigné d'affectation: desreglé, descousu, et hardy: chaque loppin y face son corps: non pedantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plustost soldatesque, comme Suetone appelle celuy de Julius Cæsar. Et si ne sens pas bien, pourquoy il l'en appelle.

J'ay volontiers imité cette desbauche qui se voit en nostre jeunesse, au port de leurs vestemens. Un manteau en escharpe, la cape sur une espaule, un bas mal tendu, qui represente une fierté desdaigneuse de ces paremens estrangers, et nonchallante de l'art: mais je la trouve encore mieux employée en la forme du parler. Toute affectation, nommément en la gayeté et liberté Françoise, est mesadvenante au courtisan. Et en une Monarchie, tout gentil'homme doit estre dressé au port d'un courtisan. Parquoy nous faisons bien de gauchir un peu sur le naïf et mesprisant.

Je n'ayme point de tissure, où les liaisons et les coustures paroissent: tout ainsi qu'en un beau corps, il ne faut qu'on y puisse compter les os et les veines. Quæ veritati operam dat oratio, incomposita sit et simplex .

Quis accurate loquitur, nisi qui vult putidè loqui?

L'eloquence faict injure aux choses, qui nous destourne à soy.

Comme aux accoustremens, c'est pusillanimité, de se vouloir marquer par quelque façon particuliere et inusitée. De mesme au langage, la recherche des frases nouvelles, et des mots peu cogneuz, vient d'une ambition scholastique et puerile. Peusse-je ne me servir que de ceux qui servent aux hales à Paris! Aristophanes le Grammairien n'y entendoit rien, de reprendre en Epicurus la simplicité de ses mots: et la fin de son art oratoire, qui estoit, perspicuité de langage seulement. L'imitation du parler, par sa facilité, suit incontinent tout un peuple. L'imitation du juger, de l'inventer, ne va pas si viste. La plus part des lecteurs, pour avoir trouvé une pareille robbe, pensent tresfaucement tenir un pareil corps.

La force et les nerfs, ne s'empruntent point: les atours et le manteau s'empruntent.

La plus part de ceux qui me hantent, parlent de mesmes les Essais: mais je ne sçay, s'ils pensent de mesmes.

Les Essais – Livre I - pic_13.jpg
Les Essais – Livre I - pic_14.jpg

Les Atheniens (dit Platon) ont pour leur part, le soing de l'abondance et elegance du parler, les Lacedemoniens de la briefveté, et ceux de Crete, de la fecundité des conceptions, plus que du langage: ceux-cy sont les meilleurs. Zenon disoit qu'il avoit deux sortes de disciples: les uns qu'il nommoit, curieux d'apprendre les choses, qui estoient ses mignons: les autres, qui n'avoyent soing que du langage. Ce n'est pas à dire que ce ne soit une belle et bonne chose que le bien dire: mais non pas si bonne qu'on la faict, et suis despit dequoy nostre vie s'embesongne toute à cela. Je voudrois premierement bien sçavoir ma langue, et celle de mes voisins, ou j'ay plus ordinaire commerce: C'est un bel et grand agencement sans doubte, que le Grec et Latin, mais on l'achepte trop cher. Je diray icy une façon d'en avoir meilleur marché que de coustume, qui a esté essayée en moy-mesmes; s'en servira qui voudra.

Feu mon pere, ayant faict toutes les recherches qu'homme peut faire, parmy les gens sçavans et d'entendement, d'une forme d'institution exquise, fut advisé de cet inconvenient, qui estoit en usage: et luy disoit-on que cette longueur que nous mettions à apprendre les langues qui ne leur coustoient rien, est la seule cause, pourquoy nous ne pouvons arriver à la grandeur d'ame et de cognoissance des anciens Grecs et Romains: Je ne croy pas que c'en soit la seule cause. Tant y a que l'expedient que mon pere y trouva, ce fut qu'en nourrice, et avant le premier desnouement de ma langue, il me donna en charge à un Allemand, qui depuis est mort fameux medecin en France, du tout ignorant de nostre langue, et tres bien versé en la Latine. Cettuy-cy, qu'il avoit fait venir expres, et qui estoit bien cherement gagé, m'avoit continuellement entre les bras. Il en eut aussi avec luy deux autres moindres en sçavoir, pour me suivre, et soulager le premier: ceux-cy ne m'entretenoient d'autre langue que Latine. Quant au reste de sa maison, c'estoit une regle inviolable, que ny luy mesme, ny ma mere, ny valet, ny chambriere, ne parloient en ma compagnie, qu'autant de mots de Latin, que chacun avoit appris pour jargonner avec moy. C'est merveille du fruict que chacun y fit: mon pere et ma mere y apprindrent assez de Latin pour l'entendre, et en acquirent à suffisance, pour s'en servir à la necessité, comme firent aussi les autres domestiques, qui estoient plus attachez à mon service. Somme, nous nous latinizames tant, qu'il en regorgea jusques à nos villages tout autour, où il y a encores, et ont pris pied par l'usage, plusieurs appellations Latines d'artisans et d'utils. Quant à moy, j'avois plus de six ans, avant que j'entendisse non plus de François ou de Perigordin, que d'Arabesque: et sans art, sans livre, sans grammaire ou precepte, sans fouet, et sans larmes, j'avois appris du Latin, tout aussi pur que mon maistre d'escole le sçavoit: car je ne le pouvois avoir meslé ny alteré. Si par essay on me vouloit donner un theme, à la mode des colleges; on le donne aux autres en François, mais à moy il me le falloit donner en mauvais Latin, pour le tourner en bon. Et Nicolas Grouchi, qui a escript De comitiis Romanorum , Guillaume Guerente, qui a commenté Aristote, George Bucanan, ce grand poëte Escossois, Marc Antoine Muret (que la France et l'Italie recognoist pour le meilleur orateur du temps) mes precepteurs domestiques, m'ont dit souvent, que j'avois ce langage en mon enfance, si prest et si à main, qu'ils craignoient à m'accoster. Bucanan, que je vis depuis à la suitte de feu Monsieur le Mareschal de Brissac, me dit, qu'il estoit apres à escrire de l'institution des enfans: et qu'il prenoit l'exemplaire de la mienne: car il avoit lors en charge ce Conte de Brissac, que nous avons veu depuis si valeureux et si brave.

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