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Sc?nes De La Vie De Boh?me - Murger Henry - Страница 10


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– Ah! J'en etais bien sur! s'ecria-t-il, que le hasard ne m'abandonnerait pas. Je me rappelle maintenant… que j'etais sorti ce matin pour courir apres lui. A cause du terme, c'est vrai, il sera venu pendant mon absence. Nous nous sommes croises, voila tout. Comme j'ai bien fait de laisser la clef sur mon tiroir!

– Douce folie! murmura Rodolphe en voyant Schaunard qui dressait les especes en piles egales.

– Songe, mensonge, telle est la vie, ajouta le philosophe.

Marcel riait.

Une heure apres ils etaient endormis tous les quatre.

Le lendemain, a midi, ils se reveillerent et parurent d'abord tres-etonnes de se trouver ensemble: Schaunard, Colline et Rodolphe n'avaient pas l'air de se reconnaitre et s'appelaient monsieur. Il fallut que Marcel leur rappelat qu'ils etaient venus ensemble la veille.

En ce moment le pere Durand entra dans la chambre.

– Monsieur, dit-il a Marcel, c'est aujourd'hui le neuf avril mil huit cent quarante… il y a de la boue dans les rues, et S M. Louis-Philippe est toujours roi de France et de Navarre. Tiens! s'ecria le pere Durand en apercevant son ancien locataire. Monsieur Schaunard, par ou donc etes-vous venu?

– Par le telegraphe, repondit Schaunard.

– Mais dites donc, reprit le portier, vous etes encore un farceur, vous!…

– Durand, dit Marcel, je n'aime pas que la livree se mele a ma conversation; vous irez chez le restaurant voisin, et vous ferez monter a dejeuner pour quatre personnes. Voici la carte, ajouta-t-il en donnant un bout de papier sur lequel il avait indique son menu. Sortez.

– Messieurs, reprit Marcel aux trois jeunes gens, vous m'avez offert a souper hier soir, permettez-moi de vous offrir a dejeuner ce matin, non pas chez moi, mais chez nous, ajouta-t-il en tendant la main a Schaunard.

A la fin du dejeuner, Rodolphe demanda la parole.

– Messieurs, dit-il, permettez-moi de vous quitter…

– Oh! Non, dit sentimentalement Schaunard, ne nous quittons jamais.

– C'est vrai, on est tres-bien ici, ajouta Colline.

– De vous quitter un moment, continua Rodolphe; c'est demain que parait l'Echarpe d'Iris , un journal de modes dont je suis le redacteur en chef; et il faut que j'aille corriger mes epreuves, je reviens dans une heure.

– Diable! dit Colline, ca me fait penser que j'ai une lecon a donner a un prince indien qui est venu a Paris pour apprendre l'arabe.

– Vous irez demain, dit Marcel.

– Oh! Non, repondit le philosophe, le prince doit me payer aujourd'hui. Et puis je vous avouerai que cette belle journee serait gatee pour moi, si je n'allais pas faire un petit tour a la halle aux bouquins.

– Mais tu reviendras? demanda Schaunard.

– Avec la rapidite d'une fleche lancee d'une main sure, repondit le philosophe, qui aimait les images excentriques.

Et il sortit avec Rodolphe.

– Au fait, dit Schaunard reste seul avec Marcel, au lieu de me dorloter sur l'oreiller du far niente, si j'allais chercher quelque or pour apaiser la cupidite de M. Bernard?

– Mais, dit Marcel avec inquietude, vous comptez donc toujours demenager?

– Dame! reprit Schaunard, il le faut bien, puisque j'ai conge par huissier, cout cinq francs.

– Mais, continua Marcel, si vous demenagez, est-ce que vous emporterez vos meubles?

– J'en ai la pretention; je ne laisserai pas un cheveu comme dit M. Bernard.

– Diable! ca va me gener, fit Marcel, moi qui ai loue votre chambre en garni.

– Tiens, c'est vrai, au fait, reprit Schaunard. Ah bah! ajouta-t-il avec melancolie, rien ne prouve que je trouverai mes soixante-quinze francs aujourd'hui, ni demain, ni apres.

– Mais attendez donc, s'ecria Marcel, j'ai une idee.

– Exhibez, dit Schaunard.

– Voici la situation: legalement, ce logement est a moi, puisque j'ai paye un mois d'avance.

– Le logement, oui; mais les meubles, si je paye, je les enleve legalement; et, si cela etait possible, je les enleverais meme extralegalement, dit Schaunard.

– De facon, continua Marcel, que vous avez des meubles et pas de logement, et que moi j'ai un logement et pas de meubles.

– Voila, fit Schaunard.

– Moi, ce logement me plait, reprit Marcel.

– Et moi, donc, ajouta Schaunard, il ne m'a jamais plus plu.

– Vous dites?

– Plus plu pour davantage. Oh! Je connais ma langue.

– Eh bien, nous pouvons arranger ces affaires-la, reprit Marcel; restez avec moi, je fournirai le logement, vous fournirez les meubles.

– Et les termes? dit Schaunard.

– Puisque j'ai de l'argent aujourd'hui, je les payerai; la prochaine fois ce sera votre tour. Reflechissez.

– Je ne reflechis jamais, surtout pour accepter une proposition qui m'est agreable; j'accepte d'emblee: au fait, la peinture et la musique sont s?urs.

– Belles-s?urs, dit Marcel.

En ce moment rentrerent Colline et Rodolphe, qui s'etaient rencontres.

Marcel et Schaunard leur firent part de leur association.

– Messieurs, s'ecria Rodolphe en faisant sonner son gousset, j'offre a diner a la compagnie.

– C'est precisement ce que j'allais avoir l'honneur de proposer, fit Colline en tirant de sa poche une piece d'or qu'il se fourra dans l'?il. Mon prince m'a donne ca pour acheter une grammaire indoustan-arabe, que je viens de payer six sous comptant.

– Et moi, dit Rodolphe, je me suis fait avancer trente francs par le caissier de l'Echarpe d'Iris , sous le pretexte que j'en avais besoin pour me faire vacciner.

– C'est donc le jour des recettes? dit Schaunard; il n'y a que moi qui n'ai pas etrenne, c'est humiliant.

– En attendant, reprit Rodolphe, je maintiens mon offre du diner.

– Et moi aussi, dit Colline.

– Eh bien, dit Rodolphe, nous allons tirer a pile ou face quel sera celui qui payera la carte.

– Non, s'ecria Schaunard, j'ai mieux que ca, mais infiniment mieux a vous offrir pour vous tirer d'embarras.

– Voyons!

– Rodolphe payera le diner, et Colline offrira un souper.

– Voila ce que j'appellerai de la jurisprudence Salomon, s'ecria le philosophe.

– C'est pis que les noces de Gamache, ajouta Marcel.

Le diner eut lieu dans un restaurant provencal de la rue dauphine, celebre par ses garcons litteraires et son ayoli . Comme il fallait faire de la place pour le souper, on but et on mangea moderement. La connaissance ebauchee la veille entre Colline et Schaunard, et plus tard avec Marcel, devint plus intime; chacun des quatre jeunes gens arbora le drapeau de son opinion dans l'art; tous quatre reconnurent qu'ils avaient courage egal et meme esperance. En causant et en discutant, ils s'apercurent que leurs sympathies etaient communes, qu'ils avaient tous dans l'esprit la meme habilete d'escrime comique, qui egaye sans blesser, et que toutes les belles vertus de la jeunesse n'avaient point laisse de place vide dans leur c?ur, facile a mettre en emoi par la vue ou le recit d'une belle chose. Tous quatre, partis du meme point pour aller au meme but, ils penserent qu'il y avait dans leur reunion autre chose que le quiproquo banal du hasard, et que ce pouvait bien etre aussi la Providence, tutrice naturelle des abonnes, qui leur mettait ainsi la main dans la main, et leur soufflait tout bas a l'oreille l'evangelique parabole, qui devrait etre l'unique charte de l'humanite: «Soutenez-vous, et aimez-vous les uns les autres.»

A la fin du repas, qui se termina dans une espece de gravite, Rodolphe se leva pour porter un toast a l'avenir, et Colline lui repondit par un petit discours qui n'etait tire d'aucun bouquin, n'appartenait par aucun point au beau style, et parlait tout simplement le bon patois de la naivete qui fait si bien comprendre ce qu'il dit si mal.

– Est-il bete ce philosophe! murmura Schaunard, qui avait le nez dans son verre, voila qu'il me force a mettre de l'eau dans mon vin.

Apres le diner on alla prendre le cafe a Momus , ou on avait deja passe la soiree la veille. Ce fut a compter de ce jour-la que l'etablissement devint inhabitable pour les autres habitues.

Apres le cafe et les liqueurs, le clan boheme, definitivement fonde, retourna au logement de Marcel, qui prit le nom d'Elysee Schaunard. Pendant que Colline allait commander le souper qu'il avait promis, les autres se procuraient des petards, des fusees et d'autres pieces pyrotechniques; et, avant de se mettre a table, on tira par les fenetres un superbe feu d'artifice qui mit toute la maison sens dessus dessous, et pendant lequel les quatre amis chantaient a tue-tete:

Celebrons, celebrons, celebrons ce beau jour!

Le lendemain matin, ils se retrouverent ensemble de nouveau, mais sans en paraitre etonnes, cette fois. Avant de retourner chacun a leur affaire, ils allerent de compagnie dejeuner frugalement au cafe Momus , ou ils se donnerent rendez-vous pour le soir, et ou on les vit pendant longtemps revenir assidument tous les jours.

Tels sont les principaux personnages qu'on verra reparaitre dans les petites histoires dont se compose ce volume, qui n'est pas un roman, et n'a d'autre pretention que celle indiquee par son titre; car les scenes de la vie de boheme ne sont en effet que des etudes de m?urs dont les heros appartiennent a une classe mal jugee jusqu'ici, et dont le plus grand defaut est le desordre; et encore peuvent-ils donner pour excuse que ce desordre meme est une necessite que leur fait la vie.

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